Quand les récoltes ont quitté la ville


Kirill ne sut jamais vraiment quand l’agacement avait commencé à s’installer. Lentement, silencieusement, comme une pluie fine qui ronge la pierre. Il s’était marié par devoir, non par amour. Sa mère l’avait pressé sans relâche : « Tu as presque trente ans, Kirill. Tes amis ont tous une famille. Et moi ? Je veux des petits-enfants. »

Alors, il avait cédé.

Elena, sa femme, était une femme correcte. Rien à lui reprocher vraiment. Mais avec le temps, tout ce qu’elle faisait semblait vide, automatique. Elle dormait souvent, parlait peu, ne préparait presque plus à manger. Il lui laissait parfois un peu de nourriture sur la table avant de partir au travail, pendant qu’elle dormait encore sur le canapé, recroquevillée sous une couverture. Il n’y avait plus ni baiser, ni regard tendre. Juste des gestes d’habitude, sans chaleur.

Et puis, il y eut Larisa.

Larisa travaillait chez eux depuis peu. Elle venait aider dans le potager que la mère de Kirill avait abandonné. Elle n’avait rien d’exceptionnel. Ni vraiment belle, ni laide. Une jeune femme ordinaire. Mais il y avait en elle quelque chose de calme, d’authentique. Un naturel désarmant. Elle parlait peu, écoutait beaucoup. Elle savait rire d’elle-même. Elle n’était ni brillante ni spectaculaire — mais sincère.

Kirill s’était surpris, au fil des jours, à chercher sa présence. À inventer des prétextes pour sortir dans le jardin. Pour entendre sa voix. Pour sentir ce calme étrange qu’elle laissait après chaque conversation. Elle lui parlait de pluie, de terre, de saisons, de silence.

À la maison, en revanche, le silence était devenu vide. Il ne guérissait rien.

Un soir, Kirill comprit qu’il ne voulait plus rentrer. Il resta debout sur le trottoir, les yeux fixés sur la fenêtre éclairée du salon. Cette lumière ne réchauffait plus rien. Ce n’était plus chez lui.

Alors il partit. Sans un mot. En courant. Il ne savait pas vraiment où il allait. Peut-être vers Larisa. Peut-être loin de lui-même.

Il marcha toute la nuit. Et le lendemain matin, quand il revint en ville, quelque chose avait changé.

Les jardins étaient secs. Les étals du marché vides. Les balcons ternes. Plus d’odeur de pain chaud, plus de cris d’enfants, plus de chants d’oiseaux. C’était comme si les récoltes — toutes les récoltes — s’étaient volatilisées.

Ou plutôt… déplacées.

La vie s’était retirée. Les couleurs, les saveurs, la joie, tout cela semblait s’être enfui. Il croisait des visages fatigués, les mêmes cernes qu’il avait vus dans son propre miroir. La ville était encore debout, mais elle ne vivait plus. Elle respirait à peine.

En rentrant chez lui, il découvrit que le seul endroit où la terre vivait encore… c’était son propre jardin.

Des tomates rouges, des herbes fraîches, des salades lumineuses, des branches pleines de figues. La vie. La vraie. Celle qui pousse en silence, quand on prend soin.

Elena n’était plus là. Peut-être était-elle partie chez sa mère. Peut-être avait-elle compris, elle aussi, que leur histoire était arrivée à son dernier chapitre.

Dans le jardin, Larisa était là. Elle ne parla pas. Elle ne sourit pas. Elle lui tendit simplement une pomme. Rouge, lisse, parfaite.

Kirill prit la pomme dans ses mains. Il la regarda comme on regarde une réponse à une question qu’on n’a jamais osé poser. Puis il s’assit. Pour la première fois depuis des années, il respira. Et il pleura.

Il comprit alors que les récoltes n’avaient pas quitté la ville par hasard. Elles étaient parties là où il restait encore un peu de soin. Un peu d’amour. Un peu d’humanité.

Les récoltes, comme les cœurs, ne poussent que là où on les nourrit

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